Desjardins et les paradis fiscaux

Le magazine Les Affaires a récemment publié un dossier sur les liens qu’ont entretenus certains conseillers de Valeurs mobilières Desjardins (VMD), une filiale du Mouvement Desjardins, avec les paradis fiscaux (pour les autres articles, voir 1). Les événements avaient déjà fait le tour des médias en 2011, au moment où ces conseillers avaient été congédiés. Aujourd’hui, la nouvelle refait surface, car les neuf conseillers, dont plusieurs n’ont reçu aucune sanction de la part des autorités canadiennes de régulation de la profession (deux d’entre eux travaillent maintenant pour la Banque Nationale, un joueur impliqué dans cette histoire de paradis fiscaux), se retournent contre leur ancien employeur et le poursuivent pour congédiement injustifié. L’affaire ne devrait surprendre personne : elle implique de nombreuses institutions financières et des pratiques obscures qui se font, pour la plupart, de manière secrète. En plus de Desjardins qui, dans ce cas, est le joueur central, on rencontre une banque européenne et une autre institution très influente dans le monde offshore des îles caribéennes : la Banque Nationale (sa filière internationale). L’histoire que décrit Hugo Joncas dans ses articles n’est aucunement différente de ce qui se passe un peu partout dans les législations de complaisance. Les institutions financières s’échangent les comptes, les banques locales et les différents autres véhicules de placement. Ce qui reste, ce sont les individus, les facilitateurs, les conseillers. L’enseigne devant un bâtiment peut changer, mais les pratiques restent les mêmes. Dans le cas qui nous intéresse, c’est la Laurentian Bank & Trust (LB&T), basée à Nassau, aux Bahamas. Elle fut acquise par Desjardins en 1994, puis elle passe sous le contrôle de PNB Paribas en 1997 pour ensuite devenir la propriété de la division internationale de la Banque Nationale en 2004.

Ce n’est, en somme, que la répétition d’une aventure qu’Alain Deneault a présenté clairement dans son récent livre Paradis fiscaux : la filière canadienne. Il y raconte en détail l’histoire d’amour problématique entre les banques canadiennes et certaines îles caribéennes. Joncas rapporte les propos de Daniel Dubois, l’un des neuf conseillers de VMD en question. Le journaliste écrit : « Selon [Daniel Dubois], tout le système financier collaborait pour faciliter l’évasion fiscale. “Vers la fin des années 1990, la Nationale, Desjardins et toutes les banques canadiennes favorisaient l’exode des clients à l’étranger”, insiste Daniel Dubois, aujourd’hui chez Mackie Research Capital Corporation. »

C’est tout dire. Un passage de la sorte pourrait nous laisser croire qu’il y a une conscience émergente du problème offshore et de ses dangers. Cependant, l’article conclut sur une note différente. « C’était la glorieuse époque des comptes offshore à gogo », écrit-il, comme si les paradis fiscaux n’étaient qu’une tendance passagère et que les conseillers renvoyés n’étaient, au fond, que les victimes d’une mode qu’ils n’auraient pas su quitter à temps. Contre l’impression d’un phénomène temporaire, le livre d’Alain Deneault, Paradis fiscaux, la filière canadienne, montre que le développement des paradis fiscaux est un processus qui se déploie sur une longue durée. Or, on ne le dira jamais assez, la réalité veut que les paradis fiscaux, les législations de complaisance soient des institutions qui attaquent systématiquement la souveraineté de l’État en contribuant à le priver des moyens nécessaires à la mise en œuvre de ses politiques. Malgré la gravité éthique d’un tel processus et le problème économique structurel que les paradis fiscaux représentent dans l’économie mondiale, l’auteur de l’article suggère que la mode est passée, ou en voie de passer. Mais est-ce le cas? Un excellent contre-exemple peut être avancé en rappelant la manière nonchalante avec laquelle AirBnB, une compagnie spécialisée dans la location de logements pour les voyageurs, a annoncé à ses clients le transfert de certaines de ses activités administratives en Irlande. Elle n’a pas trouvé indélicat d’annoncer, dans sa lettre d’information, que ce déplacement obéissait à des motivations fiscales. Devant de tels agissements, comment pourrait-on penser que “les paradis fiscaux sont passés de mode”? La compétition fiscale est encore bel et bien réelle et toujours très attrayante pour les entreprises.

Mais croire en un effet de mode n’est peut-être que le symptôme d’un certain défaitisme journalistique devant l’apparente impuissance des individus et des États face à l’ampleur du problème. C’est cette dernière que révèlent les informations divulguées sur l’implication de VMD dans les paradis fiscaux. Peut-être ne sommes-nous pas choqués de voir les grandes banques canadiennes depuis longtemps intriguer avec les législations de complaisance des Caraïbes, mais plusieurs seront probablement surpris de voir Desjardins rejoindre les rangs des magouilleurs. Celle-ci, longtemps entourée d’une aura de sainteté héritée de son histoire et de sa forme coopérative, n’était que rarement écorchée par les médias pour des manquements à l’éthique. Cependant, Joncas et les autres journalistes nous montrent qu’elle n’était pas immunisée contre l’attrait de terres offshore.

Que devons-nous penser de tout cela? Devrions-nous désespérer de voir la grande majorité des institutions financières de notre pays se servir des législations offshores pour se soustraire au fisc?

L’évasion fiscale est illégale et peut être combattue – souvent avec difficulté, en raison du manque de moyens et de recours – par le fisc et les tribunaux. En revanche, l’évitement fiscal n’est pas illégal, mais est clairement nocif pour nos sociétés et nos économies. C’est pourquoi nous ne devons pas attendre une action juridique pour régler le problème, mais plutôt entreprendre une lutte politique pour changer les choses. Il faut agir et saisir cette brèche démocratique dans une économie encore trop « aristocratique », comme le dirait le grand socialiste Jaurès, ou encore le fondateur de Desjardins, Alphonse Desjardins lui-même. Ce dernier voyait dans les coopératives le moyen de faire « disparaître cette contradiction choquante entre nos institutions démocratiques, qu’elles soient nationales, provinciales ou municipales, où les vœux du peuple peuvent prévaloir, et notre régime économique, dominé presque sans contrôle par une sorte d’aristocratie toute-puissante »(2).

Une vingtaine d’années plus tôt, de l’autre côté de l’Atlantique, Jean Jaurès avait formulé la même idée:

« Dans l’ordre politique, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique, la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies […]

Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. […] C’est d’eux, c’est de leur volonté souveraine qu’émanent les lois et le gouvernement; ils révoquent, ils changent leurs mandataires, les législateurs et les ministres; mais, au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. Oui, au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir, il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain, chassé de l’atelier. Son travail n’est plus qu’une marchandise que les détenteurs de capital acceptent ou refusent à leur gré. […] »(3).

Desjardins et Jaurès, un siècle avant nous, nous enseignent que l’enjeu est de rendre aux petites gens les rênes de leur destin. Il faut saisir l’indignation légitime que soulève ce lien obscur entre Desjardins et les Bahamas pour ressaisir cette institution d’importance pour le Québec. Dans la pensée d’Alphonse Desjardins, sa forme coopérative aurait dû constituer une protection contre des agissements qui nuisent aux intérêts de la majorité. Encore faut-il que les membres évitent le piège de l’apathie, se sentent partie de l’entreprise plutôt que de simples clients. Réinvestir activement les assemblées générales du Mouvement Desjardins est un premier pas pour nous réapproprier notre pouvoir économique.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *